A un clic du talent. Episode 2

  Il y a les lecteurs du dimanche, qui ne feuillettent des bandes dessinées que dans la salle d'attente de leur dentiste. Il y a les lecteurs passionnés, qui dévorent leurs séries favorites jusqu'au bout de la nuit. Et puis il y a enfin les fous furieux, hors catégorie, presque inquiétants, mais terriblement passionnants. Les auteurs des sites qui suivent font partie sans l'ombre d'un doute de la troisième catégorie. Comment expliquer autrement une telle abnégation, un tel souci du détail ?

Il est vrai que les albums de Blake & Mortimer peuvent conduire aux meilleures extrémités. La série créée en 1950 par le Belge Edgar P. Jacobs fascine à plus d'un titre : la perfection de la ligne claire (Jacobs s'est fait la main en réalisant les couleurs et les décors de quelques Tintin), le ton so british, une lenteur envoutante et bien sûr, last but not least, les deux héros au flegme quasi surnaturel (même si Mortimer peut paraître presque méditerranéen face à son blond acolyte). Se plonger dans une aventure du professeur Philip Mortimer et de l'agent du MI5 Francis Blake, revient à remonter le temps avec délice vers l'immédiate après-guerre, époque où l'influence du Royaume-Uni sur les affaires du monde était encore intacte. Or, et c'est ce qui nous occupe ici, trois aventures de ces deux old fellows se déroulent en France (SOS météores, Le piège diabolique et L'affaire du collier) dans des lieux situés avec précision. Il n'en fallait pas plus pour piquer au vif la curiosité de lecteurs psychopathes qui s'employèrent à répondre à cette question brûlante : oui ou non, Jacobs s'était-il inspiré de la réalité pour planter les décors de ces aventures ?

  Pour SOS météores, dont l'action se situe entre Paris, Versailles et Jouy-en-Josas, l'assertion est facile à vérifier : il suffit de refaire exactement le parcours de Mortimer en Ile-de-France ! C'est ce que le site Sur les traces de Blake et Mortimer s'est proposé de réaliser en 2003. Et le résultat est étonnant. On découvre que chaque endroit réel est reproduit avec soin dans les cases. Pas surprenant lorsque l'on sait que Jacobs effectua un certain nombre de repérages sur le terrain.   La gare Versailles rive gauche, le plan des environs de Buc, l'aqueduc de Buc, le carrefour à Buc (ci-dessus), le chateau de Troussalet, le chemin et l'étang de la Geneste, l'église des Loges-en-Josas (ci-contre à gauche), la gare et le passage à niveau de Jouy-en-Josas, pas un détail ne manque aux différentes vues du trajet du professeur Mortimer dans la campagne francilienne. En ancrant son déroulement dans la "vraie vie", Jacobs donne ainsi à son aventure un réalisme savoureux que le lecteur saisit parfaitement sans même connaître les lieux. Au petit jeu des reconstitutions, Emmanuel Mailly va encore plus loin. C'est à un véritable travail de détective qu'il s'est livré pour réaliser Les vrais sites de S.O.S. météores (cliquer sur la couverture de l'album pour entrer). Pas une seule case contenant un détail géographique réel ne lui a échappé. Et par dessus le marché, il juxtapose à ses propres clichés ceux que Jacobs a effectué lors de ses repérages ! Mais Emmanuel va encore plus loin. Il répertorie les véhicules, voitures et bus, que le dessinateur a représenté dans ses planches. C'est un vrai régal de reconnaître la berline 8 Citroën, le fourgon Peugeot D3A, la Simca Aronde ou la DS 19 de l'infâme Olrik.

 

Et Emmanuel Mailly ne s'arrête pas en si bon chemin. En effet, il pointe du doigt les erreurs et oublis de Jacobs et analyse les différences entre les éditions successives. Il indique également l'identité des personnalités qui ont servi de modèles pour les personnages de la BD. Et pour couronner le tout, il détermine, après une déduction digne de Sherlock Holmes, quatre dates plausibles (précises au jour près) pour le départ de l'aventure. Du grand art !

L'affaire du collier, album qui se déroule en grande partie dans les sous-sols parisiens,     ne pouvait être étudié que par un passionné des catacombes. Le bédéphile breton qui a créé ce site en est un acharné. Il compare évidemment les dessins de Jacobs avec les vues réelles de la surface de Paris. Mais il descend bien vite dans les entrailles de la capitale pour retrouver son élément. Là, il revient sur de nombreuses cases de la BD en expliquant avec précision, anecdotes historiques et moult détails techniques, les spécificités des lieux ainsi que les dialogues des personnages. Une fois encore, on s'aperçoit que Jacobs est allé au plus près de sa documentation en visitant lui-même les catacombes. Toutefois, l'auteur du site est un peu déçu par le résultat. "Il a fait un mélange de tout ce qu'il avait dû voir sous terre, écrit-il, et cela donne ce résultat assez bizarre pour un connaisseur".

  Mais... quid du Piège diabolique, me direz-vous. L'album se déroule pourtant dans le Val d'Oise, très précisément au château de la Roche Guyon. Philip Mortimer est le jouet d'un piège... diabolique de la part du professeur Miloch. A l'intérieur du château, il découvre une machine à voyager dans le temps qu'il est contraint d'utiliser. Et notre héros à la pipe s'aperçoit, trop tard, que celle-ci est sabotée. Malheur ! Même si ce site évoque par quelques photos l'épisode, aucun internaute n'a pour l'instant décidé de se rendre sur place afin de décortiquer comme il se doit les bases documentaires de l'album. Espérons pour l'historiographie jacobsienne que cet article provoquera des vocations. Les volontaires auront la chance de pouvoir s'attaquer ensuite au Mystère de la grande pyramide.